Couverture du roman français " La danse de Gengis Cohn " Romain Gary. Tableau d'inspiration expressionniste.

Ce livre est un OVNI littéraire, qui vole bas et vole haut en même temps. C’est à première vue une farce, grand-guignolesque et scabreuse ; c’est surtout la plongée dans l’inconscient européen. Un humour noir féroce, philosophique et torturé. La danse de Gengis Cohn a été rédigé en 1966. L’année où Romain Gary s’est rendu à Varsovie. La Shoah hante l’auteur au moment où l’Allemagne essaie de l’oublier. Au moment, aussi, où le racisme montre que la haine a encore de beaux jours devant elle.

 En 1966, en pleines années du « miracle économique allemand », en pleine tentative de refoulement (au sens psychanalytique), R.Gary se rend sur les lieux du ghetto de Varsovie. Ce livre est né là-bas; il naît des tourments de Gary, de sa culpabilité de survivant, de sa peur du racisme aux mille visages, de l’antisémitisme toujours présent. Il se demande aussi si les juifs ne vont pas devenir « comme les autres », c’est-à-dire pour Gary, des salauds comme les autres. Dans le roman, alors que l’écrivain vient de faire un malaise, un passant s’adresse à la compagne de Gary, l’actrice  américaine Jean Seberg :

    « Ah ! Nous ne savions pas qu’il était juif…

     – Lui non plus. »

gary seberg

C’est un dibbouk ( un esprit, dans les croyances juives, qui vient hanter quelqu’un qui lui a fait du mal), Moïché Cohn, pseudonyme Gengis Cohn, comique juif exécuté par balle en décembre 43 à Auschwitz sur ordre du SS Schatz. Depuis plus de 20 ans, il hante l’inconscient de Schatz, SS mal dénazifié devenu policier. Personnification du remords, Gengis Cohn perturbe par ses facéties et sa danse,  la vie de Schatz et son enquête en cours. 

Dans la première partie du livre, on peut s’imaginer dans un roman policier déjanté. On rit. Romain Gary a le sens de la formule et de l’humour noir, et il fait même rire ( un rire désespéré) sur la Shoah. 

Dans la deuxième partie, Schatz part enquêter sur une série de meurtres inexpliqués dans la curieuse forêt de Geist, avec toujours Gengis Cohn dans sa tête. Tous deux nous embarquent dans un grand délire où tout n’est que personnifications, symboles, suggestions de parties de jambes en l’air, avec Lily, incarnation de l’humanité éprise d’absolue, et Florian, la Mort personnifiée. La forêt, très  » Renaissance « , sert de décor. Ne l’oublions pas : le cadre de l’action est un subconscient. La Culture, l’Art, y ont toute leur place : la civilisation occidentale est si fière de son art. 

Dans la troisième partie, l’écrivain lui-même, dont l’inconscient est bel et bien hanté, apparaît, allongé sur un trottoir de Varsovie après un malaise devant l’emplacement du ghetto juif.

Cette année aura été importante pour moi dans la poursuite de ma découverte de l’œuvre de Romain Gary. Moins accessible que Chien blanc ou Les Cerfs-volants, ce livre est déconcertant. J’ai ri souvent dans la première partie, j’ai été perdue dans la deuxième partie, jusqu’à saisir les symboles, et être saisie par cette lucidité si désespérée de l’auteur( l’être humain, l’humanité c’est ça, nous dit Gary). Lui, il rêve que la vraie humanité soit enfin créée, une humanité vraiment humaniste. J’ai été touchée dans la troisième partie par l’humaniste Romain Gary bouleversé :

« – Je l’avais supplié de ne pas revenir ici…

– Il a perdu quelqu’un ici, dans le ghetto ?

– Oui.

– Qui ça ?

– Tout le monde. »

 Ce livre me fait aimer encore davantage Romain Gary. Pour moi, il est dans ce roman plus que jamais un écrivain libre. Il invite la fantaisie et l’humour, même sur les sujets les plus graves. Il est un enchanteur qui crée un monde pour mieux nous montrer les travers du nôtre. Il est à la fois humaniste et sombrement désespéré par les hommes,  ces « salauds » toujours prompts à inventer des systèmes pour asservir d’autres hommes. 

« L’effet est, comme toujours, extraordinaire. Vous êtes pris d’une fougueuse envie d’accomplir. Vous vous sentez d’humeur monumentale, vous vous mettez à regarder les chênes les plus fiers d’égal à l’égal. C’est un de ces moments de certitude absolue où l’homme prend vraiment sa mesure et cesse de douter de sa grandeur. Cette fois, vous allez faire son bonheur ( à l’humanité), vous êtes sûr de votre génie, de votre système, ce n’est plus du vent, vous tenez enfin quelque chose de solide. Vous vous dressez de tout votre haut, vous vous mettez en position, vous déployez votre bannière idéologique et vous vous mettez à œuvrer à la construction du socialisme.  Mais Lily rêve d’une perfection qui n’est ni dans vos moyens ni dans les siens. Elle continue à bouder. Elle vous caresse encore la tête mais déjà son regard nostalgique cherche un autre système. »

Romain Gary continue d’espérer pourtant que l’humanité cesse de se fourvoyer dans les idéologies et les totalitarismes, l’antisémitisme et le racisme.

« Si personne ne rêve de l’humanité, l’humanité ne sera jamais créée. »

Son sens de la formule laisse rêveur.se :

« la violence a toujours été la gesticulation favorite de l’impuissance. » 

« De toute façon, si la mort n’existait pas, les hommes inventeraient quelque chose d’encore plus dégueulasse. »

 

Si vous ne connaissez pas ou connaissez peu Romain Gary, si vous avez déjà trouvé un de ses livres difficile, ce roman n’est pas idéal pour se frotter à son œuvre. Si vous l’aimez déjà, vous retrouverez, dans ce livre et dans l’excès, tout ce qui fait l’originalité et l’exceptionnalité de cet auteur.  Vous trouverez aussi ses dons d’extra-lucide; il est capable de sentir les dérives et les violences à venir, y compris celles exercées par les juifs, des hommes comme les autres, irrémédiablement humains.

 Pour bien comprendre l’humaniste désespéré qu’était Gary, une dernière citation issue de ce livre écrit en 1966 :

« Les fleurs paraissent soudain plus belles, comme toujours lorsqu’il n’y a personne. La nature reprend espoir, redresse la tête, se met clairement à respirer. À espérer aussi. La nature, je ne sais si vous le savez, vit d’espoir. Elle cache une très grande attente dans son sein. Hé oui, elle est un peu rêveuse, elle aussi, elle ne perd pas courage. Elle compte y parvenir, un jour. Y revenir plutôt. Le retour au paradis, à l’Éden de ses débuts. Elle compte beaucoup sur l’homme pour cela. Sur sa disparition, je veux dire. »

 

Article de Judith Kauffmann pour aller plus loin sur ce roman :

https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/1984-v17-n1-etudlitt2224/500634ar.pdf

 

Auteur/autrice

line.marsan.autrice@gmx.com

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